The Mind-Body Problem – Conversation avec Sophie Schwartz
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Biologiste et psychologue de formation, Sophie Schwartz est professeure de neuroscience à la faculté de médecine de l’université de Genève. En utilisant différentes méthodes d’investigation comme de l’imagerie cérébrale, son équipe de recherche montre que le sommeil et les rêves agissent sur la consolidation des souvenirs, la régulation des émotions et la créativité. L’équipe est également fortement engagée dans la promotion de la santé et dans la communication scientifique pour le grand public. Le texte ci-dessous est une réécriture d’une conversation entre Sophie Schwartz et Robin Meier Wiratunga lors du préambule du festival KorSonoR au Jardin Botanique de la Ville Genève. RMW: Qu’est-ce la science des rêves? SS: Le rêve oppose une forte résistance à l’approche scientifique. Comment saisir un rêve, le mesurer, comprendre d’où il vient, ce qu’il est, ce qu’il signifie ? L’objet même semble insaisissable. C’est sans doute pour cela que le rêve a longtemps été négligé par la recherche fondamentale et par les neurosciences. On le reléguait au rang de curiosité douteuse, associée à des domaines jugés « fumeux » ou à des chercheurs marginaux qu’on ne prenait pas au sérieux. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. Le rêve a connu des moments d’enthousiasme au sein des communautés philosophiques et scientifiques, en particulier dans le courant du XIXe siècle. Il a ensuite été presque exclusivement pris en charge par la psychanalyse, dans un contexte thérapeutique. Plus récemment, la situation a changé, notamment suite à la découverte du sommeil paradoxal ou sommeil REM, un stade de sommeil au cours duquel le cerveau est très actif, et donc en état de créer des rêves. De plus, grâce à de nouveaux outils d’imagerie cérébrale, un regain d’intérêt est apparu pour l’étude scientifique du rêve — un mouvement dont j’ai moi-même bénéficié. Depuis toujours, les humains ont cherché un sens aux rêves : prédictions de l’avenir, messages venus des morts, signes à interpréter. On pourrait même y voir une forme de démarche scientifique avant l’heure. Artémidore de Daldis, par exemple, avait entrepris au IIe siècle av. J.-C. de classifier et de répertorier les rêves selon ce qu’ils pouvaient signifier. Ce besoin d’interprétation est au cœur de la science elle-même : il s’agit toujours de chercher un sens commun dans nos compréhensions changeantes du monde. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est de comprendre ce que notre cerveau fabrique quand nous dormons et rêvons. Imaginez : si vous regardez une plante ou un visage, les neurosciences actuelles permettent de décoder votre expérience visuelle sur la base des activations de votre cerveau. Le niveau de finesse de ce décodage est aujourd’hui impressionnant. Nous avons désormais les clés pour interpréter l’activité neuronale, c’est-à-dire à quelle expérience particulière (sensorielle, émotionnelle, etc.) elle correspond. Et cela fonctionne aussi avec l’activité cérébrale enregistrée pendant le sommeil, dont le décodage nous permet d’accéder au contenu de certains rêves. RMW: Dans mes recherches je suis tombé sur les travaux d’une philosophe allemande, Jennifer Windt, qui propose une métaphore botanique de la conscience. Elle compare notre esprit à un jardin où coexistent des plantes cultivées et des plantes sauvages. Le rêve correspondrait à ces plantes sauvages : une pensée sauvage. L’éveil, au contraire, serait la pensée cultivée, organisée, travaillée comme un potager. Bien sûr, la frontière entre cultivé et sauvage est floue, mais ce qui me paraît essentiel, c’est que pour Windt, l’état premier de la conscience est peut-être celui du rêve : un état plus libre, plus sauvage, moins contraint. Dans les rêves, l’expérience du soi peut être radicalement différente. Parfois, nous n’avons même plus de corps : il arrive de rêver qu’on est réduit à un simple point perdu dans le vide. Je me demande si les rêves ne seraient pas un terrain commun entre espèces. C’est peut-être dans les rêves qu’on peut ressentir ce que c’est être oiseau. En tout cas, le rêve semble ouvrir tout un éventail d’états d’être différents, qui dépassent largement les cadres habituels de l’expérience consciente. SS: Mais oui, le rêve nous rappelle qu’il existe une variété d’états de conscience, pendant le sommeil et l’éveil. D’ailleurs, la conception traditionnelle de notre conscience éveillée est en réalité très réductrice : une vision rationnelle, constructiviste, presque utilitaire. Bien sûr, nous sommes des êtres rationnels — c’est même une condition de survie. Mais, en parallèle, notre esprit explore en permanence d’autres états. En particulier, notre cerveau a la capacité de simuler des situations sur la base de nos expériences passées, ce qui nous permet de nous adapter de manière très efficace aux situations ou problématiques nouvelles que nous rencontrons dans notre vie. Le rêve représente peut-être l’expression la plus extrême de la puissance créative de l’esprit (ou du cerveau) humain. RMW: Quelle est la différence entre rêve et réalité? SS: Il n’y a rien qui nous parvient de l’extérieur sans passer par le cerveau. C’est lui, l’organe qui traite toutes les informations, qu’elles viennent du monde autour de nous ou de notre propre imagination. Les informations qui proviennent de l’extérieur représentent une très petite portion de notre expérience, même quand nous sommes éveillés, en comparaison avec tout ce que le cerveau fabrique en permanence. On pourrait presque dire que nous vivons dans un état d’hallucination perpétuelle. On peut en faire l’expérience très simplement : si je vous demande maintenant de fermer les yeux, vous aurez beaucoup de mal à décrire avec précision ce qui vous entoure. Or, juste avant de fermer vos yeux, vous aviez l’impression de voir l’entièreté de cette serre, avec tous ses détails les plus insignifiants. Il s’agit donc plutôt d’une illusion d’image détaillée que nous fournit notre cerveau qui comble automatiquement les vides, en bricolant à partir de notre expérience passée. L’expérience de veille n’est pas fondamentalement différente de celle du rêve. Ce n’est pas un accès direct et complet à une réalité indépendante. Non : le cerveau génère en permanence les images et sensations auxquelles nous avons accès, qu’il s’agisse du rêve ou de l’éveil. La différence n’est qu’une question de degré. Dans l’une de ses très nombreuses réflexions sur le rêve contenues dans ses Cahiers, le poète Paul Valéry écrivait : « La veille est pleine de rêves — mais de rêves bornés par les sens » ![]() ![]() |









